Ernest contempla d'un œil morne les quelques clients qui se trouvaient encore dans son bar. Il n'était pas loin d'être trois heures du matin, et il allait bientôt fermé, il devrait dès lors mettre à la porte les quelques personnes qui se trouvaient encore là.
Dans le coin de la salle, assise sur une chaise à discuter avec un type complètement bourré se trouvait Carly, une habituée. Elle était là tous les deux jours (ou plutôt soirs), et elle finissait toujours dans le même état, à peine capable de faire deux pas sans tomber. Elle était ronde, avait peu d'estime d'elle-même, et attendait d'en trouver un bien cuit pour le ramener chez elle, parce qu'elle ne pensait pas que qui que ce soit de normalement constitué puisse vouloir d'elle. Pauvre fille... C'était sa faute ou celle de la société, selon elle, des normes pourries qu'on s'imposait. Mais peu importait, au final, elle avait beau cracher sur l'un ou l'autre, ça changeait que dalle.
Pas loin de la porte, bien éméchés, se trouvait un groupe de jeunes qui chantaient à tue-tête, eux aussi complètement finis, et pourtant, encore en forme. Ils allaient sans doute aller finir la soirée dans une boîte quelconque, vomir dans un coin de la ville, et tirer leur coup ou bien s'effondrer dans le caniveau, avec les clodos du coin. Ou peut-être encastrés dans un arbre au bord d'une route, ou encore au fond de l'eau dans le port, qui sait ?
Il aurait pu continuer encore longtemps. Parler de ses clients, c'était facile. Une fois l'alcool là, les langues se déliaient, et puis il suffisait d'observer les gens, pour savoir.
Sauf pour ce type, installé au bar, avachi sur le comptoir.
C'était un habitué pourtant, mais il ne savait rien sur lui. A part, peut-être, qu'il avait vécu une tragédie. Sinon pourquoi serait-il là, chaque soir, et pourquoi repartirait-il seul alors qu'il aurait pu avoir n'importe quelle femme dans ce fichu pub miteux ? Et puis, c'était marqué sur ses traits, comme gravé au fer rouge. Ca se voyait à ses cernes, à ses cheveux mal entretenus, et à son regard vide, aussi éteint qu'une bougie qu'on viendrait de souffler. Ca se sentait tout autant, il dégageait une forte odeur de bière et de sueur, rance et désagréable comme pas deux.
Ce type était brisé.
C'était la coquille de noix qui avait navigué trop près des rochers, pour sûr. Et c'était pas sûr que y'ait le moindre survivant là-dedans. Ah ça, il en avait vu plus d'un des comme ça. En général, ils finissaient dans la rue et ils crevaient de froid au premier hiver. Ils avaient pas la volonté pour vivre, vous comprenez ? Alors ils crevaient comme des chiens galeux.
Au final, même la grosse Carly avait un sort enviable par rapport à ces types.
Pauvre gars.
Ernest poussa un soupir et reposa son verre propre là où il devait aller, une fois essuyé. Il se dirigea vers ce type dont il ne savait rien. Il n'avait pas même un nom. Il n'était même pas sûr d'avoir déjà vraiment entendu sa voix. Enfin, si, quand il passait commande, les premières fois. Puis avec le temps, il n'avait plus eu besoin, alors c'était devenu un lointain souvenir noyé sous tous les autres.
« Monsieur, on va fermer, je vais devoir vous demander de partir. »
Il resta immobile, ses yeux étaient cachés derrière des mèches de cheveux d'un gras à faire peur. Il aurait pu les essuyer pour récupérer de l'huile, il en était sûr. Bah, c'était pas son problème. Il posa sa main sur son épaule et le secoua pour le faire réagir. Un grognement rauque lui répondit alors que le type tentait de se redresser avec plus ou moins de succès.
« On va fermer, vous devez partir. »
Nouveau grognement.
Il tente de se lever, amorphe, et manque de tomber. Le barman se demande s'il va réussir à atteindre la porte sans tomber. Il a du mal, il titube, et puis il tombe, sous l'hilarité du groupe de jeune. Il n'essaye même pas de se relever. C'est comme s'il était mort.
Nouveau soupir.
Ernest alla mettre tout le monde dehors, puis il revint vers le type et l'aida à se redresser, en passant un bras sous son épaule avec dégoût. Etre proche de lui comme ça lui donnait envie de vomir, tant l'odeur qu'il dégageait était abominable. Allez, c'était parti... Il sortit de l'établissement, alors que l'homme semblait sur le point de s'écrouler. C'est qu'il pesait son poids de cacahuète le bonhomme. Il ne pouvait pas le laisser devant son établissement, et décida de l'amener jusqu'en face, à l'arrêt de bus où il pourrait dormir sur le banc. Heureusement que c'était l'été.
« Je veux pas... j'veux pas... aller... »
Ah non, c'était pas le moment de vouloir faire la conversation là. Il avait d'autres chats à fouetter que de l'écouter. Et pourtant... Il se résigna à poser la question. Il n'était pas particulièrement curieux d'en savoir plus, mais parfois, parler pouvait aider.
« Aller où ?
- Aller la voir alors que... a-alors que j'suis co-comme ça. J- »
Il essaya de s'écarter d'Ernest, qui le lâcha, et il tomba par terre, sur le bitume de la route. Si une voiture arrivait maintenant, le barman n'était pas sûr qu'il le verrait et arriverait à s'arrêter. Alors il se dépêcha d'essayer de le redresser, sans succès. Parfois être barman c'était vraiment pas simple.
« C'est pas en finissant écrabouillé que tu pourras la voir non plus, tu sais ? »
Il leva un regard vide sur lui.
« Allez quoi, relève-toi. Y'en a d'autres des filles,
lad.
- Non, pa-as elle, elle est u-unique. »
Finalement, Ernest parvint à le redresser, et il acheva son chemin jusqu'au trottoir où il déposa cette loque humaine. Voilà, son travail était fini, il pouvait repartir. Il avait un banc pas loin, il pourrait passer la nuit. Et puis il le retrouverait le lendemain matin, sobre, mais pas forcément mieux. Et il ne le resterait sans doute pas longtemps.
Bah, ça ne le regardait pas.
Recroquevillé, assis sur le trottoir, je l'abandonnais là et traversais à nouveau la rue. Je devais encore fermer le bar, je n'avais pas le temps de m'occuper de lui. Ca ne me prit pas longtemps, une petite heure, le temps de nettoyer les derniers verres ainsi que le sol et les tables, avant de mettre les chaises sur ces dernières. Et après ça, il n'avait plus qu'à rentrer.
Quittant le bar, il ferma la porte derrière lui, baissa la grille, et se retourna. L'homme était toujours là, le haut du corps allongé sur le sol, sur le côté, alors que ses jambes se trouvaient se la chaussée. Ce n'était pas prudent. Il suffirait que quelqu'un roule trop près, dévie un peu trop et... Bon sang, il ne pouvait pas le laisser comme ça. Ernest passa une main sur son crâne chauve, et fit ce que son instinct lui dicta, traversant la route pour le rejoindre.
« Allez, venez, vous dormez sur mon canapé ce soir. »
L'homme l'observa un instant, l'air de ne pas comprendre, pourtant il parlait bien anglais. L'aidant à se redresser, il tituba avec lui le long du chemin par lequel il pourrait rejoindre son appartement. Durant le trajet, l'homme eut quelques paroles incohérentes, évidemment. Des « Ah, si elle me voyait... », et d'autres « Je veux pas... aller... ». Rien que le barman puisse comprendre, en somme. Il se contentait de répondre de façon courte, sans s'attarder sur les détails.
Finalement, ils arrivèrent devant chez lui, dans un petit immeuble de Londres, un vieux mal entretenu, dans lequel l'homme vivait depuis quelques années maintenant depuis son divorce avec sa femme. Si celle-ci savait ce qu'il faisait, d'ailleurs, elle se moquerait de lui. Accueillir un type pareil sur une intuition, c'était n'importe quoi, il fallait bien l'avouer. Mais il avait la profonde certitude qu'il devait le faire.
Ils grimpèrent les marches avec difficulté et mirent une dizaine de minutes pour atteindre le cinquième étage où il vivait. Il ouvrit la porte après l'avoir déverrouillé de ses clefs. Il entra, tenant toujours son compagnon d'infortune avant de l'entraîner jusqu'au salon où il le laissa tomber dans un fauteuil. Sur l'instant, on aurait dit une sorte de pantin désarticulé. Après réflexion, il se dit qu'il aurait dû mettre un drap pour protéger son meuble. Tant pis, c'était trop tard, il le ferait pour le canapé. Allant refermer sa porte, il quitta la pièce un instant pour revenir.
A son retour, l'homme était débout, devant le meuble à côté du canapé, tenant entre ses mains un cadre photo où on pouvait voir Ernest avec une petite fille de sept ans, à tout casser. Une petite fille blonde comme les blés, au sourire grand comme on en voyait rarement, avec les dents du bonheur. Le propriétaire des lieux se rapprocha.
« C'est ma fille. Elle a quinze ans maintenant. Mais je crois que pour moi elle aura toujours six ans. »
Il hocha la tête, avant de reposer le cadre. Il essaya de le remettre comme il était, mais il réussit juste à le faire tomber. Ernest le remit sans s'en soucier. L'homme plongea sa main dans la poche intérieur de son manteau élimé, alors qu'il allait pour se rasseoir, s'affalant dans le fauteuil. Il sortit un portefeuille qu'il ouvrit, avant de tendre une photo assez mal en point, où on pouvait voir aussi une petite fille. Des yeux bleus brillants, des cheveux d'un brun presque noir, elle rappelait un peu l'homme. C'était une simple photo d'identité. Pourtant...
« Je veux pas qu'elle me voit comme... ça. »
La voix éraillée de l'homme avait retentit, et Ernest releva les yeux sur lui. Alors il était père aussi hein ? Il poussa un soupir, lui rendit la photo et releva le canapé pour sortir des draps et des oreillers.
« Allez vous laver pendant que je prépare tout ça. »
Il observait la photo, affalé sur le fauteuil, avant de la ranger et de parvenir à se lever. Ernest lui indiqua la salle de bain et lui donna une serviette avant de l'abandonner là pour faire le couchage. Il ne savait pas grand chose de cet homme, mais il commençait à se dire qu'il avait eu raison de faire ça. Lui aussi avait une fille, et apparemment, lui aussi l'avait perdu. Etait-il également divorcé ? Ou pire... Il vit qu'il avait laissé tomber sur le fauteuil son portefeuille. Venant le prendre, alors que l'eau dans la salle de bain commençait à couler, il hésita un instant, avant de l'ouvrir, poussé par une soudaine curiosité assez inhabituelle pour lui. Il trouva un carte d'identité expirée depuis maintenant cinq ans, au nom de Clyde Westerfield., mais pas de permis de conduire. Il trouva une photo autre que celle de la gamine, où il voyait le jeune homme souriant au bras d'une femme, avec la petite plus jeune dans ses bras. Et durant un instant, il crut voir la photo bouger, avant de se dire que ce n'était qu'une illusion d'optique.
Etrange.
Il trouva quelques billets, mais pas de carte de crédit. Et puis des pièces bizarres, aussi, au milieu des autres. Il finit par refermer l'objet, avant de le poser sur la table. Il avait quelque chose à faire, au lieu de fouiller dans la vie des gens.
Quelques minutes plus tard, le canapé était prêt, et le barman attendit qu'il sorte de sous la douche, ce qui ne tarda pas, puisqu'il apparut, serviette autour de la taille, dans le salon, visiblement gêné. Il semblait avoir un peu décuvé.
« Ca va mieux ?
- Oui. Merci beaucoup...
- C'est rien. Le canapé est prêt, si vous voulez, je peux laver vos vêtements aussi, pour demain. Et vous prêter de quoi dormir.
- C'est trop, je...
- C'est bon, vous inquiétez pas. »
Clyde lança un regard reconnaissant à l'homme qui alla s'occuper des habits de son invité rapidement, non sans lui avoir donné de quoi se vêtir un peu, vidant les poches. Il trouva des choses diverses et variées, jusqu'à tomber sur une lettre qui lui fit hausser les sourcils. Du parchemin... ? Il l'ouvrit, et vit qu'à l'intérieur les mots étaient écrits à la plume.
Cher Mr. Westerfield,
Vous êtes convoqués par la présente au Ministère de la Magie afin de vous rendre devant la Cour de Justice Magique afin de témoigner à l'encontre de Melissander Westerfield, rendue coupable de vol de pouvoir magique à des sorciers ainsi que de corruption de sorciers de sang approprié.
La séance se tiendra le 14 janvier 1998, dans la salle d'audience n°10, à 14h30. Prière de vous présenter à l'heure.
Avec tous mes respects,
Dolores Ombrage, Présidente de la Commission d'Enregistrement des Nés-Moldus
La lettre laissa Ernest perplexe un instant, avant qu'il ne secoue sa tête en essayant de se sortir ça de là. C'était sans doute des délire d'ivrogne, il ne savait pas où il s'était procuré ça mais... Bah, peu importait. Des sorciers... Comme si la magie existait. N'importe quoi. Il trouva dans la même enveloppe une autre lettre. Celle-ci présentait un aspect similaire à la précédente, et l'homme préféra ne pas s'en préoccuper.
C'était sans doute encore des inepties.
Il finit de regrouper les objets qu'il trouvait, donc une sorte de bâton assez long, plus d'une vingtaine de centimètres, un peu bizarre, mais il préféra là encore ne pas s'attarder dessus.
Finalement, il regagne son salon, après avoir lancé une machine, et trouva le jeune homme qu'il avait recueilli endormit là. Pas étonnant, il était sans doute encore sous l'influence de l'alcool, entre autre, sans parler de la fatigue. Et puis il ne devait pas avoir dormi sur quelque chose de confortable depuis des jours. L'homme alla le couvrir d'une couverture, et se posa dans son fauteuil en attendant que la machine se finisse.
Tout ça lui paraissait bien étrange. Ca ne pouvait pas être vrai, de toute façon.
Il alla se coucher une fois les habits lavés et étendus.
Il se réveilla en entendant un son claquer à ses oreilles. Hum. Qu'est-ce que c'était que ça encore ? Lorsqu'il parvint à émerger, il comprit bien vite. C'était sa porte d'entrée. Se levant précipitamment, l'homme se rendit dans son salon, pour le voir vide. Un rapide coup d'oeil dans la salle de bain lui indiqua que Clyde était parti.
Merde. Se précipitant dans les escaliers après avoir enfilé un pantalon et des chaussures, l'homme atteignit rapidement le bas de l'immeuble, puis la rue, et vit Clyde plus loin, en train de traverser. Et là, tout se passa comme au ralentit.
Il y avait cette voiture qui arrivait en trombe, tournant dans un crissement de pneu. Vu l'heure, sans doute des jeunes qui rentraient de fin de soirée. Le bruit du choc retentit, mat, et avant qu'Ernest ait pu réagir, c'était trop tard. Le pare-brise qui part en morceau, le corps qui monte, puis qui descend, le sang.
Il se précipite jusque sur le bitume, alors que la voiture continue sa route en fuyant. Il n'a pas le temps de retenir le numéro de la plaque, et c'est pas vraiment important, il faut bien l'avouer. Il est dans un sale état. Il prend son pouls, malgré le sang qui se répand autour de son crâne. Il est en vie pour le moment. Il sort un téléphone portable, un de ces gros téléphone de cette époque, et il compose le numéro des secours. Allez,
come on, répondez. Ca décroche. Il explique la situation, et il attend. Il n'y a personnes aux alentours. Juste eux deux, et rapidement, les secours arrivent.
Ils prennent Clyde avec eux, et Ernest ne peut pas monter avec eux. Ce n'est pas un proche, il ne peut pas, il n'a pas le droit.
Bullshit.
Mais il se plia aux règles. Il allait retourner dans son appartement, prendre ses clefs, et filer aux urgences après ça. Grimpant les marches quatre à quatre, il parvint en haut rapidement, avant de renter chez lui. Clefs, clefs, clefs... Il les trouva, et alors qu'il allait partir, il vit un mot sur le petit meuble où reposait le bol où il rangeait ses clefs. Fronçant les sourcils, il les prit rapidement et le lu.
Merci pour tout, ainsi que pour ton accueil. Mon rendez-vous au tribunal pour récupérer ma fille m'oblige à partir trop tôt, mais je ne serais pas ingrat et te remercierait proprement lorsque je le pourrais.
Clyde
Il reposa le mot.
Merde. Non. C'est pas possible...
Prenant ses clefs, il conduit jusqu'à l'hôpital où il pourrait retrouver l'homme. Arrivé à l'accueil, il se précipita jusqu'à la réceptionniste.
« Clyde Westerfield. Il a dû être admis il y a quelques minutes. Accident de voiture, il s'est fait renverser.
- Désolée, nous n'avons aucune admission dans nos registre au cours des dernières minutes.
- Vous avez vérifié au moins ?
- Monsieur, s'il y avait eu une admission, je le saurais.
- Merde ! »
Il tapa du poing sur le comptoir. C'était quoi ces conneries ? Sortant, il se dirigea vers un autre hôpital où il reçu la même réponse, puis un autre, et il les fit tous, jusqu'à ce que l'évidence le frappe.
Clyde Westerfield était retourné dans son monde.
Et ce n'était pas juste une chimère. Même si parfois il se demandait s'il n'avait pas imaginé tout ça.
Et puis...
Le temps passa, longuement, jusqu'à ce que, quelque semaines plus tard, il voit au coin d'une rue, à l'intérieur d'une boutique, un visage familier. Celui d'une petite fille, qu'il avait vu ce soir là, sur une photo, qui tenait la main d'une dame qui n'était pas celle qui se tenait aux côtés de Clyde sur l'image qu'il avait vu.
Il n'avait donc pas rêvé. Ou peut-être bien que si. Mais...
Il n'avait pas pu la récupérer. Etait-il seulement en vie ?
Cet homme étrange, il l'avait côtoyé pendant des mois, sans jamais rien savoir de lui, jusqu'à ce fameux soir. Et puis il avait soudainement disparu, brutalement, après l'accident. Et Ernest doutait qu'un jour il puisse obtenir des réponses à ses questions.
Il passa ensuite devant la vitrine d'une boutique qui ne payait pas de mine, avec ses mannequins. Il ne la vit même pas. Et il passa sans savoir que là, derrière ce verre se trouvait celui qui l'avait tant marqué ce soir là.
Endormi, dans un coma profond à attendre de se réveiller.